vendredi 14 juin 2013

Istanbul, a nice smell of freedom







> Samedi 8 juin. Tulip, Buse et Gilay n'avaient jamais été politisées avant les événements. Trois filles ordinaires, un peu sophistiquées et bobo, qui travaillaient ensemble dans une agence de pub sans vraiment parler de leurs opinions. Et puis un jour, le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan décida de répliquer par les gaz lacrymo et la violence policière à une manifestation d'écologistes qui voulaient préserver un parc de la construction d'un centre d'activités commerciales et culturelles. « Depuis quelques temps, son attitude répressive va en s'amplifiant. Il décide sans nous consulter, là pour le parc, avant pour interdire la consommation d'alcool dans les rues. Il veut contrôler ce que nous faisons, qui nous sommes. C'est pour cela que nous sommes descendues soutenir les premiers manifestants », nous explique Tulip, sous la tente depuis quinze jours.

A notre arrivée, une semaine après le début de l'occupation, la place Taksim débordait de chants et de danses, militants, touristes, familles y croisaient au vent d'une liberté volée, sachant peut-être le temps compté. Une fête qui approcherait les douze coups de l'horloge. « Nous avons dépassé le stade de la peur. Finalement, je garderai de tout cela le sentiment de paix que nous avons vécu à nous retrouver ensemble pour montrer que malgré nos différences, nous sommes là pour la même chose. J'ai appris que je n'étais pas seule », murmure Gilay. « Je sais bien que cela ne changera rien sur les résultats des prochaines élections mais nous aurons fait entendre au monde notre message et surtout initié le début d'un mouvement commun, surtout grâce à Taksim Dayanisma, «  Solidarité Taksim », qui a pris en charge cette coordination ».

Ils ont mille visages les campeurs du parc Gezi. Nouveaux venus apolitiques comme nos trois amies ou militants de longue date, du parti pour la paix et la démocratie (BDP), du parti communiste (TKP), de la plate-forme révolutionnaire indépendante de classe (BDSP), du parti populaire de libération (HKP), du front populaire de Turquie (Halk Cephesi), de la fédération des droits démocratiques (DHF), des jeunesses révolutionnaires. Syndicalistes de la confédération du secteur public KESK, représentants de la cause LGBT ou écologistes de Greenpeace. Un front uni sous les cris contre Erdogan mais profondément clivé d'ordinaire.

Surtout, il y a les autres, ces invisibles qui ne prennent pas part au combat mais gravitent à sa périphérie et nous parlent de cet autre visage de la Turquie.Tous ceux qui désespérément tentent de profiter du rassemblement pour survivre. Vendeurs de masques de Guy Fawkes, de masques de protection, de sifflets, de drapeaux à l'effigie d'Atatürk, de légumes, de kebab ou collecteurs de plastique à recycler. Petites fourmis industrieuses au regard perdu à l'horizon ou tourné vers le sol, comment pourraient-ils même s'approprier cette révolte ? Dans les autres quartiers d'Istanbul, nous les croisons aussi, sous d'autres habits mais avec les mêmes attentes. Ils prennent les visages de la jeune femme, voilée, qui tient notre hôtel, -«  nous ne les aimons pas ces casseurs de Taksim, nous ne les soutenons pas », de Hocine et Mahmut, les deux frères qui tiennent certainement l'un des plus petits cafés d'Istanbul. Dans ses bas-fonds, ils nous convient à une toute masculine partie de poker turc.

Istanbul est loin de n'être que Taksim. Dans ses faubourgs, on attend surtout plus de développement économique, sans vraiment comprendre cette gauche radicale qui hurle sous les feux des projecteurs. Les revendications de Taksim même sont plurielles. Ecologistes, contre l'islamisation de la société, anti-capitalistes pour les uns, pour plus de transparence et de développement économique pour les autres. Ainsi d'une jeune femme guide dont nous avons surpris une touchante conversation avec le groupe de femmes algériennes qu'elle accompagnait. Elle jeune, moderne, habillée à l'occidentale, prenant part le soir aux manifestations contre le pouvoir, les autres sensiblement plus âgées, voilées pour la plupart. Il était question de liberté, de féminité, de laïcité. Des élections truquées en Algérie et des femmes qui refusent le voile en Turquie. Surtout, du manque d'argent pour vivre et grandir. Du loyer à 700 livres dans les quartiers reculés d'Istanbul et des études de médecine qu'on ne peut se payer quand on est pauvre.

Photos : Tulip, Buse et Gilay, Taksim, Istanbul, Hocine et Mahmut








Certains murmurent que des proches d'Erdogan tireraient de gros avantages financiers de la construction du centre à Gezi. Un motif de courroux de plus pour les manifestants. Au-delà des menaces d'islamisation de la société que certains mettent en avant, il nous aura semblé que la critique revenait souvent sur cette opacité de la vie publique, sur les dérives du capitalisme, sur cette absence de contrôle de son propre destin. Toutes choses qui nous auront semblé familières. Notre démocratie n'est-elle pas aussi malade de ses excès, en cette période faste en scandales de corruption et autres détournements d'argent public ? Taksim ne nous parlerait-il pas aussi de nous ? Quelle société voulons-nous ?

Le 11 juin aura balayé la liberté. Une journée violente d'affrontements dont nous avons décidé de n'observer les volutes de fumée noire que de loin. Au matin du 12, la pluie lave la place. Quelques campeurs tiennent les dernières barricades à Gezi. Tulip, Buse et Gilay sont toujours là. « Aussi longtemps qu'il faudra ».





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