jeudi 27 février 2014

9288













> Mardi 25 février. Le transsibérien ce sont 9288 km de territoires conquis. C'est un nombre incommensurable de bouleaux et de pins. Il n'est pas question de distance, que dis-je mais de temps. Ici la relativité prend forme. On ne demande pas « où sommes-nous ? » mais « à quel décalage horaire sommes-nous de Moscou ? »

Les villages étalent leurs incendies bien avant d'être visibles, fumée perdue dans la steppe. Blanc sur blanc. Cabanes de bois, couleurs vives, vieilles ladas. Rien de neuf sous le ciel infini, pas même ces cheminées, encore et toujours. Etre à une journée d'Irkoutsk ici n'a rien de désuet. On croit entendre les essieux crisser sur la neige et l'on voit chaque congère s'évanouir dans le passé de notre trace. Aux arrêts, les marteaux dégivrent en grand fracas les soubassements du monstre d'acier.

En platskart, les journées se vivent complètement et les matins se ressemblent tous. Souffles paisibles ou agités de ceux que le sommeil vient de prendre. Volutes de chaleur qui décrochent les cristaux de la nuit sur les vitres. Glissements des chaussons vers le samovar. Tasses de verre et de ferronnerie ouvragée au motif de la compagnie ferroviaire. On sent que l'on touche ici un fragment de l'âme russe. On la toucherait autrement en parlant russe mais on la touche quand même car il est des forces qui se passent de mots.

Ouzbeks

Qui sont-ils, ceux là qui ronflent doucement sur ces banquettes usées ? Une mère parcourant deux jours de taïga pour visiter son fils, élève officier à Omsk. Deux amoureux qui dorment tête-bêche sur la même banquette. Une dentiste feuilletant les revues vaguement inquiétantes qu'elle vient de glaner en formation à Irkoutsk, matrone en notre petit coin, gardienne du temps, le temps d'étaler nos draps, de siroter un thé. La petite Masha, deux ans peut-être, lèche la glace du carreau terne sous le regard passablement ennuyé de sa mère. Une babouchka aussi vieille que le tracé du train monte un soir, près de 22h. Ridée comme un drap usé, un pâle fichu fleuri n'arrivant pas à cacher qu'un jour ses cheveux filasses furent blonds. Elle sort de la poche de sa robe de crêpe à motif de chevrons mauves un tout petit sac plastique, en tire et consulte fiévreusement un téléphone hors de propos. Des jeunes femmes coquettes usent du recourbe-cils avant de descendre. Une poupée russe de treize ans, pâle et rose, tremblante et frêle comme un saule, me récite Pouchkine à la profondeur de la nuit, avec la ferveur que j'eus à son âge pour un Rimbaud.

Entre Vladivostok et Oulan-Oude monte un groupe d'hommes. Noirs d'ongles et de cheveux, des sacs à n'en plus finir, ils m'entourent dans ce renfoncement de compartiment qui n'en est pas un. Peut-être suis-je indéfinissablement inquiète. J'essaie de deviner leurs origines, du peu que je connais du Caucase et de l'Asie Centrale. Le troisième jour, ils me sourient. Ils sont ouzbeks et rentrent chez eux à Samarcande après un rude labeur sibérien. Leurs yeux fatigués ne me quittent plus, je leur montre mon Samarcande. Ils sont heureux, je crois.

Conversation

Ils ne sont pas les seuls migrants. Chinois, Tadjiks s'entassent aussi en troisième. Les influences musicales se superposent, dans ce Babel qui longe toutes les frontières de l'Orient.

J'avais pourtant appris qu'il n'est pas de mise ici de sourire au premier regard. Un bref oubli et Vladimir en face de moi – un visage qui n'est pas sans rappeler celui de l'autre, la jeunesse et les incisives d'or en plus-, s'en trouve encouragé bien malgré moi. Pas un mot d'anglais pendant de longues heures mais au moment de quitter le wagon, entre chien et loup, mon sourire se trouve gratifié d'une boite de corned beef bourrument déposée sur la table devant moi, à mes oreilles trois mots murmurés, longuement et à force de profonds soupirs visiblement pénibles de longues minutes préparés en silence. « I love you ». Je n'en fus pas moins vaguement soulagée de les voir, lui et sa bouteille de vodka, évanouis sur le quai.

Remonter dans le train après un ou quelques jours à terre, c'est reprendre une conversation interrompue avec ce vieux compagnon dont on s'est presque lassé et qu'on aurait peut-être de bon cœur vu disparaître. Reprendre la peine du forçat. Renouer avec le skaï bordeaux et continuer la confession. Et pourtant rien ne peut être repris là où l'on s'était séparés. Si l'interlocuteur lui est immuable, l'on a changé pendant ces escales que l'on comptait avaler sans s'en laisser conter. L'état d'esprit qui nous caractérisait s'est évanoui, laissant place à une façon neuve de regarder ces paysages identiques. Il y a un peu d'une défaite dans cette renaissance-là. Le train a fait exploser les cuirasses.

« Le Transsibérien, c'est une idée. Si tant est que nous voyageons, nous voyageons donc avant tout dans une idée.» Jean Echenoz

















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